Témoignages
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L’univers magique de Jacques Cloarec (Images — Grimages, maquillages de théâtre)
« Très jeune, Jacques Cloarec se passionna pour la musique et la danse traditionnelles de sa Bretagne natale. A vingt ans, il était président du cercle celtique de Concarneau. Circulant avec son groupe de danseurs dans les réunions folkloriques, il prit contact avec les diverses traditions occidentales, espagnoles, italiennes, hongroises, écossaises, irlandaises, etc.
Se destinant d’abord à l’enseignement, il se joignit, dès qu’il en eut l’occasion, à l’équipe de l’Institut international d’Études Comparatives de la Musique de Berlin et Venise, créé pour l’étude et la diffusion des expressions musicales et théâtrales de l’Asie et de l’Afrique. C’est comme assistant-éditeur des collections de disques de l’Unesco produites par cet institut que, ne pouvant obtenir des images de qualité suffisante pour les disques, il s’efforça de photographier lui-même musiciens et danseurs. Ceci le conduisit à s’intéresser à la photographie de théâtre auquel il se consacra désormais.
Il découvrit les secrets des maquillages orientaux, le symbolisme des couleurs dans le Kathakali de l’Inde et le Kabuki japonais. Sa connaissance des maquillages très élaborés des théâtres de l’Asie a été une base très originale pour son approche du masque et du maquillage en général qui représente une dépersonnalisation de l’acteur ou du danseur qui cesse d’être lui-même et tend à adopter le comportement du dieu, du génie ou du héros qu’il incarne. Curieusement, rares sont les femmes qui consentent à se dépersonnaliser, qui acceptent un maquillage autre que celui qui accentue et améliore leurs traits.
Le théâtre asiatique a lui gardé une tradition encore respectée il y a quelques siècles en Occident : tous les personnages sont interprétés par des garçons ou des hommes, y compris tous les rôles féminins. Dans le théâtre Kabuki, certains acteurs en ont fait une spécialité et sont célèbres pour leurs interprétations d’héroïnes, de princesses sous des maquillages dont l’importance est primordiale.
Dans le Kathakali indien, les maquillages sont classés en cinq catégories : noble, tranchant, barbu, noir et ordinaire. Le maquillage noble convient aux dieux et aux héros. Il est à fond vert. Le maquillage tranchant convient aux caractères nobles mais violents : le vert est marqué de rouge. Les barbus sont méchants et brutaux. Les pires ont la barbe rouge. Les barbes blanches sont perfides et raffinées. Les fonds noirs indiquent des personnages incultes et barbares. Le maquillage ordinaire est réaliste à base jaune ou orangé. Il convient pour les femmes, les sages, les messagers.
On retrouve des conventions analogues en Chine, au Japon ou en Indonésie mais aussi en Afrique et dans l’ancienne comédie italienne. En Occident, les clowns de cirque en ont gardé la tradition. La photographie en couleurs s’avère essentielle dans ce cas pour saisir le symbolisme des masques.
Maurice Béjart lui accorde toute facilité pour fixer les images des personnages qu’il évoque dans ses ballets. Le compositeur metteur en scène italien Sylvano Bussotti lui demande de fixer les images de ses spectacles. Jacques Cloarec a aussi suivi le grand danseur Eric Vu An qui, en dehors de sa superbe technique, incarne avec une remarquable intensité les personnages qu’il représente.
Dans les loges, dans les coulisses, dans les répétitions et les spectacles, de l’Opéra de Paris à la Scala de Milan, de Lausanne à Palerme, de Bruxelles à Venise, Jacques Cloarec poursuit les acteurs dans toutes les phases de leur transformation d’êtres humains d’apparence ordinaire en ces êtres merveilleux qu’ils évoqueront sur scène. »
Alain Daniélou, le 30 juillet 1988
Avant-propos du président du salon d’automne
« Une exposition de portée nationale marquera le Salon d’Automne 88 : « Trésors d’art de la Côte d’Azur », dans le cadre des « Cent ans de la Côte d’azur ».
L’histoire de ce Centenaire insolite vaut d’être contée à ceux qui n’en sont pas informées. En 1888, un sous-préfet, nommé Liegard publiait un roman sous le titre magique : « Côte d’Azur » ; titre à ce point « porteur » qu’il détrôna l’appellation « Riviera ».
Un comité a été mis en place par Jacques Médecin, maire de Nice, et c’est en étroite collaboration avec Messieurs Dominique Charpentier et Michel Colas, ses dirigeants, que nous avons décidé, et que nous avons œuvré, pour que « Les trésors d’art de la Côte d’Azur », dans le cadre du Salon d’Automne, au Grand Palais, démontrent à un large public, même familier de ses plages, que le soleil, la mer, et son sable chaud ne sont pas ses seules richesses, et que les chefs d’œuvre y abondent, avec la même prodigalité.
Nous jouons là notre rôle de révélateur. Nous avons visité musées, fondations et collections fameuses, en quête d’œuvres exceptionnelles, allant du XVIIe siècle à l’expression la plus avancée d’aujourd’hui, en passant par la Belle Époque et le Festival de Cannes.
Le moins que l’on puisse dire est que nos visiteurs, si violents soient les contrastes, iront de surprise en surprise !
Je remercie très chaleureusement tous ceux, Conservateurs d’admirables Musées, Maires et prêteurs, pour leur participations généreuses. Merci à eux tous d’avoir permis qu’un ensemble d’œuvres aussi précieuses puisse être réuni, pour la délectation des parisiens.
Merci à Jeanne Michèle Hugues d’avoir coordonné un immense travail.
Nous n’oublions pas pour autant que le Salon d’automne est une force, que ses sculpteurs, graveurs, peintres, architectes, lissiers, décorateurs rivalisent de zèle, que les artistes célèbres qui lui sont fidèles accueillent des jeunes, toujours plus nombreux, qui nous apportent avec leur talent, leur espoir.
Des hommages seront rendus au grand Loutreuil, et à notre ami Jouenne, actif commissaire général cette année ; à Abel Gerbaud, à Brabo, à Hans Zeiler, à Mandeville, à l’ardente Germaine Lacaze. Nous honorerons aussi le beau sculpteur Kretz, et, avec émotion, nous évoquerons l’œuvre importante dans l’architecture française contemporaine, de notre ami Guillaume Gillet, hélas disparu. Enfin Jacques Cloarec, photographe consacré présentera 50 photos extraordinaires sous ce titre mystérieux : « Images-grimages ».
Puissions nous demeurer ce que nous sommes, puisse notre glorieux passé approuver notre présent, et que nos choix soient ratifiés par l’avenir. »
Édouard Mac Avoy
Président du Salon d’Automne, 1988 – Grand Palais – Paris
Le plus clair de mon temps 1926-1987
« Imaginez deux grands portiques couverts de vigne vierge, magnolias, cèdres et cyprès, les collines du Latium et une vaste demeure que dore le soleil…C’est là que vit le sage, à Zagarolo, sur la colline du Labyrinthe. C’est là qu’il engrange, dans ses écrits, une longue aventure vécue à Bénarès, à Madras, à Pondichéry, et parmi les temples perdus à travers la jungle hindoue, longue aventure avec ses périls et ses péripéties, qui fut une longue conquête de l’esprit…
Nous arrivons avec Jean-Pierre au Labyrinthe, et déjà le chevalet est préparé par Jacques Cloarec, et les couleurs m’attendent sur la grande table, et le travail m’appelle. En ce lieu, toute mondanité est proscrite. Si Maurice Béjart vient passer quelques jours, c’est en ami, presque en pèlerin. Chacun travaille. La grande maison vit d’une vie intense et secrète. La beauté est là, partout alentour. On la respire, on la contemple, elle nous habite. On cueille la pêche parfumée sur l’arbre…
La sérénité d’Alain Daniélou est la somme d’une vie exemplaire. Il est souvent silencieux, soudain caustique. Et jamais il n’étale son immense savoir, mais il a réponse à toute question profonde. Il est gai. La sagesse est joyeuse. Et la mort, l’une des curiosités de sa vie. »
Mémoires Édouard Mac Avoy, aux éditions Ramsay, Paris, 1988.
Journal de Sylvano Bussotti
« Le privilège de l’amitié et l’entraînement d’une longue connaissance ouvrent quelques portes secrètes, si l’on veut bien utiliser une image chère à Cocteau, en maintenant obstinément fermées les entrées apparentes, les faux passages et les trompe-l’œil ; la tromperie, en règle générale en photographie, en amitié reste incompatible ; ainsi, à proprement parler, on ne saurait se maintenir longtemps dans une amitié fraternelle et totale avec un photographe. Tôt ou tard, devenu maître de ses appareils, conscient de ses objectifs, il laissera passer son doigt sur un cliché infinitésimal, donnant corps à l’image « monstrueuse » capable de choquer. Criminel innocent, le photographe livre impassiblement l’espèce la plus dangereuse parmi les races de la mémoire, et vous fige devant le miroir insaisissable d’une condamnation lugubre, prise sur le fait, inappelable travestissement d’une conscience que le celluloïd enveloppe dans les spires étouffantes du serpent d’Adam. Des symboles faciles, à y regarder de plus près, mais tangibles et loin d’être indiscutables.
J’ai rencontré Cloarec en 1972 et depuis quatorze ans, le temps d’une puberté complète, j’épie ses faits et gestes avec prudence, heureux de pouvoir provoquer des coups de foudre et des opportunités sur quelque scène ou à l’ombre d’arbres en fleurs. Je parle du photographe bien sûr – l’amitié se permet encore plus rarement le jeu de la surprise ou de l’écoute – qui à l’époque, lors de notre première rencontre, était fier de savoir faire du beurre, de la confiture et de la sauce tomate dans la propriété campagnarde où il vit, et ne manquait pas de réserver divers sarcasmes aux artistes. Je partageais d’ailleurs pleinement la condition de l’artiste, subie plutôt qu’embrassée, me rappelant perpétuellement un nombre incalculable de contrariétés. Mais le passage du beurre à la photographie s’est fait en partie sous mes yeux, sans coup férir, du moins en apparence (il est probable que le beurre de Cloarec est encore exquis et que dès le premier coup que ses doigts imberbes ont donné au box-caméra classique l’image a jailli originale) donnant raison aux pauvres artistes et faisant de notre œil de photographe un art de la conscience.
Au théâtre, il s’est toujours déplacé avec l’air de quelqu’un qui connaît la sortie du labyrinthe fatal. Pour l’amitié, cela peut encore sembler un jeu de mots faisant allusion au fait que la colline où se trouve sa maison s’appelle en fait un labyrinthe ; pour la conscience photographique, en revanche, le fait paraîtra normal. Toile de fond, coulisses et parapets ou constructions et embûches, traversés par des mannequins ailés aux costumes les plus fous, balisent une route qui va droit à la photographie sans déviation ; la fiction est réelle, la partie gagnée, les embûches éradiquées. L’image surgit avec la perfection paradoxalement – au théâtre – naturelle d’un fantôme gracieux. Les nuages descendent pour s’incarner et les plumes précieuses s’envolent directement de la chair d’un danseur vers l’image somptueuse et vivante de la performance inédite. Comme si les mélodrames farfelus étaient mis en scène spécifiquement pour permettre aux objectifs de Cloarec d’accomplir le rituel, nous en trouvons des documents excités dans ses prises de vue, prêts à jurer que nous n’en savions rien. »
Page 76 du Journal de Sylvano Bussotti à Zagarolo, le 24 avril 1986.